Par – 11°C, chaque soir, ils sont des milliers à se réunir devant le siège du gouvernement, place de la Victoire à Bucarest. Malgré le retrait du décret d’urgence allégeant les peines pour abus de pouvoir, qui a engendré cette crise sans précédent et la démission, jeudi dernier, du ministre de la Justice, Florin Iordache, la colère est encore vive contre le Parti social-démocrate (PSD) au pouvoir. «Je découvre l’apparition d’une conscience civique vitale que je croyais inexistante», affirme l’écrivain et ex-ministre de la Culture Andrei Plesu (in Guvernul FSN – nota red.), qui ne cache pas sa surprise d’assister à un tel sursaut.

Cette mobilisation exceptionnelle dure depuis plus de deux semaines. Elle a engendré les plus grandes manifestations spontanées qu’ait connues la Roumanie. «Notre pays donne en ce moment, dans l’est de l’Europe et dans les Balkans, une belle leçon d’attachement à la démocratie, à l’Etat de droit et aux valeurs européennes», explique à Libération l’écrivain et journaliste Matei Visniec. La détermination des manifestants a pris tous les observateurs de court. Le hashtag «rezist», signe de ralliement des protestataires, est rapidement devenu viral.

Pour le réalisateur Cristian Mungiu, Palme d’or 2007 à Cannes pour son film 4 Mois, 3 Semaines et 2 Jours, le mouvement envoie le «signal puissant de la création d’une conscience civique forte». Parce que, souffle-t-il, «les manifestants sont civilisés, éduqués, informés et militent essentiellement pour la loyauté, le respect des lois, contre la corruption, la ruse et les abus. Ils se battent également pour une perception moins stéréotypée des Roumains et de la Roumanie». Mais la lutte est délicate et promet d’être très longue car les manifestants s’attaquent aux fondements d’un système hérité du communisme. L’apathie face au pouvoir et la corruption a conditionné plusieurs générations, qui constituent aujourd’hui le terreau électoral du PSD.

«Machine à mythes»

L’ombre de Ceausescu se dessine encore et toujours place de la Victoire. «Il n’est pas mort, il s’est laissé pousser la moustache…» entonnent chaque soir les manifestants. Pour eux, le leader des sociaux-démocrates, Liviu Dragnea, déjà condamné par la justice pour fraude électorale et impliqué dans un nouveau procès, symbolise un retour en arrière évident. Il est vu comme un tyran en puissance qui gouverne indirectement grâce à des hommes de paille, tel le Premier ministre, Sorin Grindeanu. Le décret a bien montré où étaient les intérêts du pouvoir en place, d’après les manifestants. «Le PSD a repris avec une spontanéité incroyable les slogans d’avant 1989 [année de la chute de la dictature, ndlr], explique désenchanté l’ex-ministre Plesu. Comme Ceausescu, ils qualifient les manifestants de hooligans instrumentalisés de l’étranger par des agences obscures. Cette prétendue manipulation vise à rendre illégitime toute manifestation contre le pouvoir. C’était exactement la rhétorique du Parti communiste.»

Pour ne pas assumer ses responsabilités dans la crise actuelle, le PSD a rallumé «la machine à mythes», réactivant ainsi la théorie du complot. Ces réflexes trahissent un syndrome que le philosophe et écrivain Gabriel Liiceanu résume ainsi : «Nous sommes sortis du communisme, mais le communisme n’est pas sorti de nous.» Le fondateur de la maison d’édition Humanitas (l’équivalent du Gallimard roumain) ajoute : «Ce qui est grave, ce n’est pas la petite mais la grande corruption pratiquée par des professionnels de haut niveau formés à l’école communiste et qui ont transmis leur savoir-faire à leurs vassaux et successeurs. Ils utilisent encore toutes les techniques de la Securitate [police secrète roumaine sous le communisme]. Ces gens viennent de l’autre bord de l’histoire.» Mais ces derniers se targuent d’avoir été élus et se cramponnent au pouvoir, ce qui complique une éventuelle sortie de crise. Le chef du Parti social-démocrate, Liviu Dragnea, cherche ainsi à louvoyer : après avoir mené une guerre ouverte contre les manifestants, il a finalement tempéré son discours pour tenter de contenir la vague contestatrice et les dissidences au sein même de son parti. Afin d’apaiser les esprits, le PSD n’hésite pas à faire dans la démagogie, en annonçant des mesures, comme la gratuité des trains pour les étudiants, la hausse des retraites et des salaires des fonctionnaires…

Mais derrière ces concessions, une partie des médias proches du pouvoir entretiennent «une campagne systématique et violente à l’encontre du DNA [parquet anticorruption] et de la justice», alerte la rédactrice en chef de l’hebdomadaire Revista 22, Andreea Pora. Longtemps pointée du doigt pour son opacité et sa corruption, la Roumanie a multiplié les réformes et les lois. Une avancée saluée par nombre de dirigeants européens ces dernières années. C’est la raison pour laquelle «personne n’a imaginé que le PSD allait remettre en question les acquis de la justice et de la lutte anticorruption. Si tout le monde avait su, on serait allés voter contre le PSD, car c’est plus simple que de manifester après coup», s’indigne l’écrivain Gabriel Liiceanu.

«La mobilisation est surprenante car les partis d’opposition sont apathiques. C’est d’ailleurs ce qui leur a fait perdre les élections et, depuis, rien n’a changé. Le sursaut a été provoqué par le mépris du PSD envers les citoyens», analyse Andreea Pora, de l’hebdomadaire Revista 22. Pour la journaliste, les théories du complot qui ont visé les manifestants ont encore plus renforcé le mouvement. Un réveil citoyen salué par la plupart des intellectuels du pays. «C’est admirable que les gens aient décidé de laisser de côté leur vie personnelle et de manifester fermement et aussi nombreux, estime le réalisateur Cristian Mungiu. Dans les années 90, après des déceptions similaires, les gens, sans trop lutter, étaient arrivés à la conclusion que rien de décisif ni de substantiel ne pouvait changer dans un futur prévisible. Ceux-là avaient émigré, voulant se sauver eux-mêmes, et non la société.»

«Habitus»

Après avoir stupéfait l’Europe, le mouvement citoyen roumain cherche un nouveau souffle. Selon Andrei Plesu, «on peut seulement espérer que certains membres du PSD vont faire bouger les lignes. L’UE et les organisations internationales ont représenté l’opposition la plus efficace contre les dérives du système. Mais la solidarité des partis socialistes que l’on observe à travers l’Europe est triste car ils légitiment ainsi la remise en question des principes démocratiques du PSD». Et si la fronde ne fait pas l’unanimité dans le pays, «le message se diffuse lentement dans le tissu social et fait émerger un habitus de la contestation», veut croire Magda Carneci, critique d’art et présidente du Groupe pour le dialogue social, une ONG qui vise à promouvoir les valeurs démocratiques. Elle en est convaincue, «la classe politique se laisse influencer malgré elle par cet état de fait».

Selon les manifestants, l’hiver 2017 est devenu «l’hiver de la résistance». Pour autant, d’après Gabriel Liiceanu, «ce qui se passe en Roumanie ne peut être comparé ni aux printemps arabes ni aux autres révolutions car il s’agit de quelque chose de différent qui a ses racines dans l’histoire récente du pays». Quant à l’après-mobilisation, le journaliste Matei Visniec l’envisage ainsi : «Les manifestations ne peuvent pas continuer indéfiniment. Les citoyens doivent trouver d’autres formes d’expression. La Roumanie tient du laboratoire d’idées pour réinventer la démocratie.»

Irène Costelian Correspondante à Bucarest